Calligraphies d'amour

Hassan MASSOUDY

Editions Albin Michel, 2002

Préface Jacques Lacarrière

Texte : poèmes d'amour d'auteurs arabo-musulmans

calligraphies couleur et noir et blanc - 192 pages - Format 24 x 32 cm - volume relié sous jaquette

La calligraphie n'est pas l'art d'enjoliver les lettres mais de les accomplir, de mener à maturité et à efflorescence leur promesse graphique. On le voit bien lorsque, calligraphiant un poème d'Ibn Zaydoun sur la brise du matin, Hassan MASSOUDY déploie, dévoile même sur toute l'étendue de la page, le nuage azuréen de son calame. La ligne, alors, devient signe, les lettres des nuées d'aube ou de couchant, et le poème un ciel dansant...

Depuis longtemps, j'admire en Hassan MASSOUDY cet art d'habiller les mots de vêtures d'ange, de peupler le ciel des pages de nuages somptueux, de sensuelles volutes. Le poème devient alors chant parallèle, pictogramme éthéré. C'est par cette calligraphie - et par elle seule - que l'on retrouve ainsi l'aurore de l'écriture, quand les mots étaient encore les frères des images et que l'on pouvait lire et voir à la fois, sur les murs, les tablettes, les porphyres et les marbres, comme le fait ici Hassan Massoudy, les hiéroglyphes de l'amour et de la passion.

Jacques LACARRIERE

(extrait de la préface)


Comment un poème va-t-il devenir calligraphie ? Comment de parole, va-t-il devenir signe ? La valeur de la beauté chez les calligraphes classiques, pour transcrire un poème, résidait dans la perfection du style choisi avec ses règles et ses codes connus et reconnus de tous. Ce que pouvait ajouter le calligraphe, c'était davantage de vie à la ligne qu'il traçait. Aujourd'hui, pour moi, la démarche est différente : je focalise mon regard sur les images poétiques. Quel mot va s'imposer pour être magnifié ? Je compte les lettres droites puis les courbes afin de pouvoir leur donner un rythme en les composant. Je rêve sur ces lettres. J'imagine le mot dans les différents styles de calligraphie. J'esquisse quelques traits en transformant les lettres, je les déplace, les modifie. En même temps, plane dans ma tête l'image du poète. Elle est tout d'abord floue. Certaines images se révèlent plus vite que d'autres, parfois dès le premier jour, d'autres fois après des mois et des mois. Cette lenteur signifie que je n'ai pas encore percé l'énigme de l'image. Il me faut donc persévérer.

Le trait, en tant qu'énergie, et dans son adéquation avec le sens des mots, doit refléter deux choses : d'un côté une force et une rigueur, de l'autre un relâchement et une grâce. Ce trait doit suggérer sa trajectoire par son apparence : geste poussé ou tiré, rapide ou lent, lourd ou léger, posé ou jaillissant. Si le trait est vivant, il est le reflet des émotions, la beauté n'est donc pas loin. Mais la beauté reste inconnue et le doute est présent. Imiter l'esthétique des anciens n'est que réplique. Les codes et les techniques doivent être changés. Ils évoluent à chaque période. Renouveler la calligraphie exige un accouchement douloureux, une prise de risque permanente. Il faut se détacher de tout acquis, s'imprégner du vécu quotidien. Mais il faut aussi se ressourcer dans les manuscrits ou les fragments brisés des monuments.

Je taille mes calames et fabrique mes instruments larges. Je choisis mes papiers et prépare le jour-même mes couleurs, mélange de pigments et de liant. L'instrument à écrire, le papier et la couleur doivent vivre ensemble, mais cette cohabitation est rarement harmonieuse dès le premier geste.

Les couleurs à l'eau et la calligraphie demande un travail à plat. Par des gestes de va et vient, jusqu'à ne faire qu'un avec la matière, je me sens devenir moi-même calligraphie. Refléter dans les lettres l'image du poète ou une forme qui m'habite ou bien encore une forme imprévue, c'est s'enrichir d'un nouveau tracé, gagné sur le vide blanc du papier. Je cherche, pour mes calligraphies, un espace vaste et illimité. Le blanc derrière le mot fait également partie intégrante de la forme, la calligraphie évoque donc aussi l'espace par son absence. Elle doit être discrète et permettre au regard de voir ce qui est invisible. Le plein et le délié sont la loi essentielle de la calligraphie, un mouvement, un angle qui définit l'ordre de l'organisation dans l'espace. Ces pleins et déliés expriment la force et la fragilité tout à la fois.

Les proportions ont une grande importance et sont définies au millimètre près. Ce calcul est perçu intuitivement par le regard et par le goût de celui qui contemple la calligraphie. Chaque forme par sa matière picturale, sa densité, sa hauteur, nous permet de sentir la pression de l'espace et le combat avec la gravité. C'est une écriture esthétique, lisible par tout œil exercé. Combien de fois ai-je eu de l'émotion à la vue d'un arbre courbé ? Puis mes yeux se déplacent vers un second plus élancé, plus vertical et dont l'élan de la sève nourrit les branches les plus hautes. En entrant dans mon atelier, je cherche à retrouver les attitudes de l'arbre. Ma lettre doit être aussi vigoureuse que la branche. La calligraphie est un art qui trace l'essence des choses et non le visible. Toute la difficulté est de dialoguer avec l'invisible. L'esquisse n'est qu'indication, la forme rêvée ne se réalise jamais pleinement. Le résultat est une part de hasard malgré tous les préparatifs d'un accueil favorable. Il suffit que le liant de l'encre ne soit pas de la qualité requise ou l'instrument mal taillé, pour tout faire échouer. Le contraire est aussi possible. Après une journée de travail fatigant, survient parfois un moment de relâchement où les gestes nonchalants et désobéissants s'emparent des formes. Quel étonnement, quelle surprise ! Les calligraphies sont d'une plus grande liberté. Les gestes planent dans l'espace sans se heurter, s'envolent très haut sans retomber. Ils sont larges sans lourdeur, minces sans brisure, aux proportions saines. Le lendemain, je me prépare à continuer ce que j'ai fait la veille, et pense avoir trouvé le fil d'or. Hélas tout est à recommencer, rien ne ressemble à l'impulsion d'hier. La beauté arrive et s'en va quand elle le décide.

Il faut persévérer, être attentif, relire la phrase poétique, revoir les images, en imaginer d'autres. Recommencer lentement, très lentement. Au lieu de regarder les lettres, observer la lumière qui circule entre les gestes calligraphiques. Continuer, répéter, lutter avec la matière, avec ce trio instrument-encre-papier, et le mot.

Cette recherche de la forme juste est celle d'un point d'équilibre où se rencontre le tout : le poids montant sans retomber, la dynamique ne brisant pas la forme, la lumière passant à travers la couleur, l'espace s'insinuant derrière la forme, l'épuration sans appauvrissement, l'abstraction sans perte de l'image, le sens des mots, le désir du calligraphe. C'est enfin se construire soi-même avec chaque calligraphie et se perfectionner grâce aux matériaux. La construction géométrique de la forme doit être d'une grande simplicité.

Si le point d'équilibre exact n'est pas atteint, si c'est l'échec, on découvre alors ses propres limites, son humanité et la fragilité de l'être. La calligraphie peut devenir un indicateur de cette absence de centre, de ce déséquilibre. Cette expérience devient alors connaissance de soi et même peut-être évolution si, à l'instant on se relève pour recommencer.

Nouveau départ, mais quel choix ? Ralentir pour mieux maîtriser la rapidité ou accélérer pour mieux cueillir les fruits de l'impulsion ? Il ne faut pas perdre l'essentiel. Si les anciennes techniques font barrage, il faut les bousculer et en inventer d'autres ou s'inspirer des autres arts, écouter le rythme de la musique ou regarder le mouvement de la danse. La parole du corps est comme un oiseau dans l'espace, mais comment planer avec liberté sans tomber ? Il faut beaucoup d'énergie pour vaincre la gravité et trouver les sensations physiques de l'espace. Ma calligraphie doit refléter son appartenance à ce monde. Celui-ci vit à l'heure de la vitesse. De la vitesse de cette fusée qui a permis à l'homme de dépasser la loi de la gravité et lui a donné la possibilité de marcher sur la lune.

Quand j'estime mon geste juste, le conflit intérieur n'existe plus, même si cela ne dure que quelques instants. C'est un moment de joie où l'alphabet n'est plus l'instrument de la raison mais une attitude d'écriture, une sensation pure qui va rencontrer facilement le poète qui, sans doute lui aussi, est passé par le même cheminement. Cette calligraphie reflète mes visions du monde, elle devient le désir que le monde soit ainsi une nouvelle harmonie et une nouvelle liberté.

Les contradictions plastiques sont le reflet de la contradiction de la vie. En réalité, le point d'équilibre n'existe pas : Le monde n'est qu'une harmonie de tensions, nous dit Héraclite. Toute cette expérience n'est qu'une évolution et il n'y a pas d'évolution sans échec. La calligraphie est comme tous les arts, l'expression du bonheur et de la souffrance s'y côtoient. Faire et défaire, et ainsi grandir après chaque expérience. En face d'une impulsion tragique, la calligraphie impose une retenue et un contrôle qui permet d'apprivoiser les troubles. On devient maître de soi pour un moment. Quand le mot est léger et s'envole, le regard s'oriente vers le haut et se déplace en suivant la trajectoire du geste. Intuitivement, je perçois la calligraphie avec une autre échelle que celle des limites du papier. Elle y gagne en spatialité. Les gestes du calligraphe deviennent un espace ouvert, accueillant les mots du poète et l'imaginaire du contemplateur.

Hassan MASSOUDY

Extrait de Calligraphies d'amour, Editions Albin Michel, Paris 2004

 

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